Le pli du psy

S’IMAGINER SANS TRAVAIL : UN SYNONYME DE TEMPS LIBRE, DE DÉTENTE ?

Il y a dix ans, j’ai eu la chance de rencontrer Jacques Limoges, une référence internationale en matière d’orientation professionnelle et de counselling[1] de carrière. 

Conseiller d’orientation, Docteur en éducation, Professeur émérite à l’Université de Sherbrooke[2], Jacques Limoges est aussi chercheur, auteur d’une quinzaine de livres, conférencier… Ce truculent et chaleureux professeur est réputé, autant que son puissant accent québécois, comme le concepteur de méthodes d’insertion socioprofessionnelle et de maintien de carrière, des techniques reconnues et utilisées dans plusieurs pays[3].

 

Imaginons-nous un instant sans travail…

L’amphithéâtre est plein à craquer, essentiellement des professionnels de l’accompagnement à l’emploi et aux dynamiques de carrière. Jacques Limoges fait une « tournée » européenne, on se presse pour l’écouter comme pour un artiste international. 

Au lieu de rentrer dans les concepts théoriques attendus, il prend l’assistance à contre-pied et nous propose d'emblée de réaliser un exercice pratique : Le résultat de la démonstration est que le travail occupe une large place dans notre vie, avec plus de la moitié de nos activités au sens large. Effectivement, nous le savions sans le savoir. 

Et il poursuit immédiatement avec une question qui prendrait un sens nouveau en ce printemps de crise sanitaire mondiale, « S’imaginer sans travail : C’est pour vous un synonyme de temps libre, de détente... ? »

Effectivement qui n’a pas rêvé de vacances prolongées ou de journées chômées qui se succéderaient pour profiter, ralentir, « buller » comme on dit. Pourtant, il suffit d’être privé d’emploi, voire d’être comme suspendu dans le confinement inédit de ce printemps 2020, pour comprendre l’importance du travail dans l’existence humaine. Au-delà de nos choix d’activités, de rythmes ou de métiers, le simple fait de travailler pose la question du « pourquoi travaillons-nous ? » et des retombées du travail dans nos vies.

 

L’argent

Evidemment la première des choses que nous « retourne » le travail, c’est le revenu[4]. Mais pas seulement. En effet, pour illustrer son propos, le québécois évoque… Bill Gates. En 2007, sa fortune est estimée à 56 milliards de dollars, soit environ le PIB du Portugal. Il interroge : « Est-ce que l’on continue à travailler quand on atteint ce niveau de revenus ? et si l’on travaille encore, dans quel objectif ? » Chacun de s’imaginer millionnaire voire milliardaire, et de se demander si l’on finirait par travailler, à quelle activité, et dans quelle proportion. 

Apparemment, même les nouveaux millionnaires travaillent. Ils travaillent sur leurs placements, ils achètent des entreprises, des restaurants ou hôtels, des commerces, des écuries, des marques, des équipes de foot... « donc ils travaillent » insiste le Professeur. D’autres visent des fonctions électives, et engagent des carrières politiques : il nomme cette fois Arnold Schwarzenegger, qui après avoir été acteur est devenu sénateur de Californie, (et depuis peu est redevenu acteur, à 72 ans en 2019 !) M. Univers _ dont la fortune est estimée à 300 millions de dollars  _ est lui aussi toujours en activité. 

Le travail apporte bien plus que le revenu, il procure plus globalement l’autonomie financière, la liberté, l’indépendance, la capacité à jouir de la vie.

 

Dis-moi où tu travailles…

Alors que je descends l’allée et m’approche pour discrètement poser mon enregistreur près de lui, il s’interrompt et m’apostrophe _ je le comprendrai quelques secondes après _ pour illustrer à nouveau son propos : « Vous travaillez où ? », est l’une des premières questions que l’on pose à quelqu’un, pour l’appréhender, en apprendre plus sur son identité, voire sa personnalité. 

Un actif, une personne qui travaille possède une utilité, un rôle, une place, elle possède un statut ; elle se définit par ses rôles, ses fonctions, son degré de responsabilité, ce qu’elle est dans ses activités, dans son travail, mais aussi comment les autres la voient, la perçoivent. D’où la nécessité d’accompagner les ruptures de travail, comme le départ à la retraite, ou la perte d’un emploi. Le travail, l’activité apporte un statut d’acteur dans la vie et dans la communauté, et structure l’identité.

 

L’espace-temps

L’absence de travail ou d’activité peut laisser s’installer un sentiment de perte de repères, d’horaires, de rythmes. C'est la disparition de succession ordinaire de lieux et d’espaces dédiés à l’activité _ ateliers, bureaux, locaux, chantiers, trajets… _ qui provoque une altération des repères spatiaux. Il est fréquent de constater un glissement progressif ou rapide vers le délitement de la gestion cognitive du temps et de l’espace, lorsqu’une personne perd son emploi, ou se trouve sans travail.

En 2012, la Française des jeux diffuse sur les ondes TV un clip où un nouveau millionnaire s’ennuie au bord de sa luxueuse piscine : Il téléphone à ses anciens collègues pour les inviter à le rejoindre. Au bout du fil, son interlocuteur est occupé, il travaille. Le néo-millionnaire se fait préciser : « Mais, quel jour on est là ?  Ah… Mercredi… évidemment ! »

L’individu sans travail ou activité perd les notions de temps et d’espace, « il reste chez lui devant sa télé jusqu’à très tard » maintient Jacques Limoges : plus de raisons de mettre le réveil-matin, les heures de sommeil se décalent, il dort beaucoup ou très peu, les horaires de prise de repas cèdent la place à une alimentation plus désordonnée. 

Si les rythmes biologiques se dégradent, c’est « qu’au-delà du schéma des 35 heures de travail, il y a ce que l’on appelle « le temps psychologique », c’est à dire tout ce qui a attrait aux sujets de conversation, la fatigue qui justifie de bien dormir... tous ces temps tournent autour du travail. La chaîne de montage, le comptoir à la poste, le bureau sont des  points de repères. »  D’ailleurs, le fait de priver un individu d’indépendance spatio-temporelle est une mesure coercitive, « par définition en prison, on prive le condamné de la liberté de disposer de son temps et de l’espace ».

Nous aurons expérimenté en 2020 le confinement et la suspension du travail pour de nombreux travailleurs, salariés et indépendants ; nous avons éprouvé les restrictions de liberté, nous nous sommes confrontés à des sensations de compression ou de rétrécissement des espaces de vie, en même temps qu’une distorsion du temps. C’est la disparition ou le dérèglement de ce temps psychologique qui provoque notamment des sensations de fatigue, de baisse de moral ou de yoyo émotionnel.

 

Liens et relations sociales

En départ à la retraite, ou en situation d’absence ou de perte de travail, une personne peut ressentir un sentiment de manque et de vide, l’impression de « disparaître des écrans », en plus d’une image de soi fragilisée. 

Une autre retombée du travail et de l’activité, réside dans les liens que l’on construit et que l’on entretient avec autrui, les collègues, les hiérarchiques, les clients, les partenaires… D’autant que des relations se tissent parfois du travail vers la sphère personnelle, amis ou relations intimes, le lieu-travail est également un lieu de rencontre. 

Que l’emploi soit durable ou plus précaire, le travail au sens large facilite l’ouverture et le tissage de liens vers l’extérieur, ce que l'on nomme le réseau. L’absence de travail peut d’ailleurs possiblement conduire à l’isolement social : « Lorsque le travail prend fin, à la retraite par exemple, on constate très rapidement une baisse de 40% des relations interpersonnelles, et après 3 mois la baisse est de 60%. » 

Si le passage à la retraite se prépare et s’accompagne, il n’en est pas toujours de même avec la perte d’emploi, qu’il n’est pas toujours possible d’anticiper.

 

Pro-jeter

Avant Jacques Limoges, de nombreux auteurs et penseurs _ citons Heidegger, Sartre[5], Boutinet[6] (ami du conférencier) _ convergent vers l’idée de l’Homme comme un « être de projet ». 

Il s’agirait d’une injonction vitale, d’une nécessité de l’existence. Et comme pour réveiller l’assistance, le Professeur de brutalement tonitruer dans son micro : « L’homme est le seul animal qui en plus d’avoir mangé, bu, dormi, copulé, veut encore faire quelque chose ! » C’est le travail ou plus globalement l’activité qui légitime les réalisations et des projets de réalisations, de réaliser pour se réaliser. Le travail est un vecteur de sentiments de satisfaction et de valorisation de soi, pour soi, et aux yeux d’autrui. 

 

Rôle-clé 

Pièce maîtresse de notre vie, l’activité, le travail nous donne un « rôle clé », c’est-à-dire celui avec lequel s’articule tous les autres rôles de l’existence, (étudiant, parent, citoyen, consommateur...), afin de les assumer de manière satisfaisante. 

« En Amérique du Nord, nous avons voulu compenser les terres prises aux Amérindiens ; nous les avons installés dans des réserves, où ils sont nourris et logés. Après plusieurs années, on a décidé d’arrêter ça, car ils ont demandé le droit de travailler[7], parce que ce n’est pas une vie de rester dépendant ». 

 

Donner un sens à sa vie

Au-delà des besoins primaires ou de survie, la dernière des 7 retombées du travail, est de nous permettre de donner un sens à notre vie, en cherchant et en trouvant notre voie, source de motivation, de fierté et d’épanouissement, et peut-être encore plus précise-t-il « quand on avance en âge, on veut contribuer, faire quelque chose qui ait du sens. »

Pour autant, la question de la place du travail dans la vie d’un individu s’interroge, notamment pour accompagner et soutenir les virages professionnels. En effet, si pour certains, le travail est au cœur de l’épanouissement de l’individu, il est à contrario moins central pour d’autres : pour ceux-là le travail reste une nécessité économique pour bénéficier d’autres sphères de vie, d’autres espace-temps, avec d’autres activités, pour d'autres utilités, et dans lesquelles ils investiront leur épanouissement. C’est la raison pour laquelle le terme d’activité est plus adapté que le terme de travail.

 

2020 le travail, une urgence ? 

La période de confinement nous aura fait vivre une succession de dimanches. Nous avons pu perdre consciemment ou non en repères temps-espaces (tenue de sport ou pyjama, siestes et grasses matinées, couchers tardifs, profusion d’écrans…) ; pour d’autres, les frontières domicile-travail ont pu être floutées, avec l’école distancielle ou encore le télé-travail et ses horaires élastiques.

Beaucoup d’entre nous ont cherché des activités de remplacement en s’investissant dans la cuisine et la pâtisserie, l’écriture, le sport, l’informatique et les réseaux sociaux, les travaux intérieurs et ménagers, le jardinage ; d’autres de se découvrir des passions, des talents, mais aussi de s’impliquer plus ou différemment, auprès de leurs enfants ou leurs aînés, voire de donner de leur temps vers des activités bénévoles.

Mais il y a aussi ceux qui ont pu être plus douloureusement impactés, perdant temporairement voire durablement leur emploi ou leur activité, sur des secteurs professionnels encore dans l’incertitude économique ; ils demeurent inquiets pour leurs ressources et leur niveau de vie. 

 

Si comme l’expliquait l’éminent Professeur Jacques Limoges en avril 2010[8] « aucune autre activité humaine que le travail ne donne ces 7 retombées là simultanément », le travail, l’activité, est probablement l’un des biens les plus précieux à restaurer, à recouvrer. A titre d’exemple, une récente enquête de l’Union des cadres[9] a souligné le bouleversement brutal imposé par le télétravail de ces dernières semaines, leurs craintes par rapport à leur emploi, mais aussi le manque de contact avec leurs collègues, et même avec la hiérarchie.

Le défi est de taille, le futur proche autant qu’incertain implique de rassembler nos forces, notre détermination autant que notre créativité, à retrouver du lien et des contacts sociaux malmenés par la distanciation sociale imposée ; à consolider nos rôles, place et identité, autant que les ressources et la sécurité nécessaires à notre devenir, dans une économie mondiale secouée. 

---- Marie-Christine Abatte ----

 


 [1] Counselling : Approche psycho (socio) thérapeutique développée aux USA par Carl Rogers. Au Québec et sur le continent américain en général, on utilise le terme de « counselling », une approche qui lie le conseil, la psychothérapie, la relation d’aide. Globalement, le counselling, ou le conseil psychologique, est une pratique qui consiste faire réfléchir une personne à travers une série de questions, pour lui permettre de prendre la décision qu’elle estime la plus appropriée pour elle, dans sa vie personnelle ou professionnelle.

[2] L’Université de Sherbrooke est une université francophone située à Sherbrooke, au Québec.  Elle est l’une des meilleures universités du Canada et l’université francophone la mieux classée au Canada. Ses spécialités enseignées : Faculté d’administration -Faculté de droit -Faculté d’éducation -Faculté d’éducation physique et sportive -Faculté de génie -Faculté des lettres et sciences humaines -Faculté de médecine et des sciences de la santé -Faculté des sciences -Faculté de théologie.

[3] Algérie, Belgique, Canada, France, Grèce, Maroc, Portugal, Québec, Suisse.

[4] Revenu : L'étymologie latine du mot (verbe « re venir ») évoque l'idée principale de « retour », de « rétribution » en contrepartie d'une action réalisée ou d'une mise à disposition. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Revenu

[5]  Ecrivain et philosophe français, représentant du courant existentialiste.

[6] Psychosociologue et professeur émérite à l'Université catholique de l'Ouest, auteur notamment de « L’immaturité de la vie adulte » 1998 Paris, PUF et « Psychologie des conduites de projet », 1993 Paris, PUF.

[7] « En 1988, l’Indian Gaming Regulatory Act (IGRA) reconnaît officiellement la souveraineté des nations indiennes en matière de jeux. Les casinos indiens […] ont permis de créer de nombreux emplois et sont souvent les employeurs les plus importants de leur région, fournissant du travail aux Non-Indiens comme aux Indiens. Le Casino Foxwood des Indiens Péquot du Connecticut est aujourd’hui le plus grand casino d’Amérique du Nord, pour une tribu qui a connu une véritable rags to riches story ». Extrait de : Marie-Claude Strigler Les casinos indiens Presses Sorbonne nouvelle 2005 https://books.openedition.org/psn/5527?lang=fr

[8] Conférence donnée en avril 2010 à Aix-en-Provence (13)

[9] https://www.lesechos.fr/economie-france/social/coronavirus-le-travail-en-confinement-eprouve-les-salaries-1200382

Signature de M-Christine Abatte