Le pli du psy

JAMAIS ASSEZ BIEN : EXIGENCES DE SOI ET PERFECTIONNISME

Je reçois Michael[1] pour la première fois, il est en tenue professionnelle impeccable, avec cravate malgré la chaleur, chaussures de ville lacées et cirées, coiffure domptée. Mickael a 23 ans, il est déjà Responsable du développement commercial de l’entreprise qui l’emploie. Il me présente très rapidement son plan de carrière, il voit loin. Issu d’un cursus professionnel, Mickael a enchainé BEP, Bac professionnel, BTS et Bachelor. Il a commencé sa carrière en pâtisserie chocolaterie. Formé par un meilleur ouvrier de France, il parle avec une apparente satisfaction de maitrise, d’excellence et d’exigences de soi. « Je suis allé à bonne école entre mes profs, mon père et mon oncle. Avec eux, tant que le résultat n’était pas parfait, il fallait recommencer. C’est grâce à cette discipline que j’en suis là aujourd’hui ». Les deux frères, son oncle et son père, ont réussi. Son oncle vient d’ouvrir sa 4eme pâtisserie aux Etats-Unis ; son père, juste retraité, a géré 12 centres de profit dans une chaîne de boulangerie. 

 

Réussir sa vie

Michael parle avec enthousiasme de son équipe, de son style de management. Il veut amener ses collaborateurs à se dépasser, à réussir _ à se sublimer pourrait-on lui souffler. La réussite compte énormément pour Michael. Il se dit juste stressé, évoque des réveils nocturnes, des problèmes gastriques, déclare avoir pris du poids ; il a petit à petit réduit son temps de divertissement et de détente, au profit de son ascension professionnelle. « C’est un prix à payer au début, on le sait, il faut faire ses preuves et montrer qu’on en veut ». 

Il raconte avec détachement et un brin de désinvolture les exigences d’un père strict et qui lui a inculqué la performance et le dépassement de soi. « A la maison, je n’avais pas intérêt à ramener une note en dessous de 15/20. Sinon, je devais réécrire l’intégralité de mes leçons, refaire tous les exercices. Mon père déchirait la moindre page avec une tache, une rature ou si ce n’était pas bien écrit ou soigné. Il fallait faire tous les devoirs de la semaine sur le week-end. Impossible de sortir, de s’amuser si je n’atteignais pas les objectifs que mes parents avaient fixés pour moi ». 

Il évoque un épisode inexplicable_ il y a plus de 18 mois _ où ses jambes avaient mystérieusement refusé de le porter un matin au réveil. Il avait été obligé de s’arrêter, un arrêt de travail qu’il avait très mal vécu, et tient absolument à ce que cela ne se reproduise plus. « Travailler, réussir, c’est ça ma vie. Je me dis que quand je serais au top, je serai heureux, je pourrais souffler ».

 

Perfectionnisme : du louable au dysfonctionnel

Un très intéressant article paru sur le site de l’Afis, l’Association française pour l’information scientifique[2], rédigé par Jacques Van Rillaer[3], fait référence aux travaux de la psychanalyste berlinoise Karen Horney. Dans son premier ouvrage, la psychanalyste donne une définition du « perfectionnisme », qu’elle définit comme « la compulsion à être parfait[4] », qu’elle reliait à trois causes : « des parents autoritaires, le souci de se conformer à des normes afin d’éviter des reproches, et le désir de se sentir supérieur ». Dans un ouvrage plus récent, elle a développé ce que l’on peut traduire par « la tyrannie des je-dois » (« the tyranny of the shoulds »[5]), tyrannie auto-infligée par des croyances sur soi, des impératifs en lien avec le désir de réaliser une image idéalisée de soi. Le moteur de cet absolutisme étant malheureusement l’anxiété, et non des valeurs favorables et positives vers la réalisation de soi. Une démarche qui conduit le perfectionniste à poursuivre des objectifs intenables ou inatteignables, générant l’épuisement et le condamnant à ce cercle vicieux.

 

Des perfectionnismes ?

Le sujet perfectionniste peut l’être sur une grande variété d’orientations : cela peut aller du travail au poids, des cheveux à l’éducation des enfants, du ménage au sport, en passant par le couple, la sexualité ou l’alimentation… Certes, il peut exister une volonté saine à se dépasser, vers de grandes réalisations, une détermination à persévérer face à l’adversité ou aux difficultés, scolaires, professionnelles voire relationnelles. 

En revanche, le perfectionniste se donne des normes élevées, et pour le psychologue américain Don Hamachek _ premier à avoir distingué le perfectionnisme normal et le perfectionnisme dysfonctionnel[6] ou névrotique _ « la personne « névrosée » poursuit ses buts par peur de l’échec plutôt que par désir d’accomplissement. Elle évalue son comportement de façon très critique et juge sévèrement ses erreurs ».

En substance, les sujets qui présentent un perfectionnisme « sain » sont dit impliqués et consciencieux car ils poursuivent des objectifs atteignables, établissent des priorités équilibrées, déploient des efforts constructifs et restent flexibles. Très appréciés au travail, tant par les employeurs que par les collègues ou collaborateurs, ils sont capables de tolérer les erreurs et les imperfections ; leurs attentes sont réalistes et face à une difficulté, ils parviennent à résoudre des problèmes avec efficacité. 

 

Le pire du meilleur

A contrario, le sujet présentant un perfectionnisme « dysfonctionnel » tend à s’imposer des standards de réussite, où l’estime de soi est étroitement dépendante de la réalisation d’objectifs exigeants ou irréalistes. Les efforts sont exagérés, l’implication fait place au surinvestissement. Le sujet devient inflexible, connait ou va connaitre des difficultés relationnelles ou professionnelles majeures. 

Car le perfectionnisme dysfonctionnel conduit à entraver le travail en équipe, gêne la capacité à déléguer, à accepter la critique, ou à envisager le point de vue d’autrui. Ces personnes ont des difficultés à accepter les limites et les défauts de tous, ce qui inclut les leurs. Les succès ou les échecs sont, pour ces personnes, indicateurs de leur valeur personnelle. Enfin, s’il est difficile d’avoir des exigences de soi aussi élevées, il est tout aussi difficile de vivre avec quelqu’un qui possède de tels idéaux, et les relations sentimentales, affectives, sociales ou professionnelles sont souvent délicates voire non-satisfaisantes ; pourtant, pour le sujet ces idéaux sont malheureusement tout à fait louables et adaptés.

 

Terrain et facteurs

Dans les facteurs liés au perfectionnisme dysfonctionnel ou à un schéma de type « exigences élevées » on retrouve trois facteurs de déterminisme potentiel et multiple : des facteurs familiaux (style éducatif sévère à autoritaire, héritage de valeurs perfectionnistes), où l’amour octroyé par les parents est conditionné par la conformité à leurs attentes[7] ; des facteurs environnementaux (culture perfectionniste, influence de pairs) ; et des facteurs génétiques (un terrain biologique spécifique). 

Conjointement, ces trois facteurs contribuent à un préjugé d'infériorité et à la construction d'exigences élevées envers soi-même, voire autrui. Le préjugé d'infériorité se traduit par la conviction intime de valoir moins que les autres, de ne pas avoir suffisamment de capacités physiques et intellectuelles. Cette croyance mène à une estime de soi fragile. 

Quant aux exigences élevées, elles découlent du préjugé d'infériorité sous un mode de pensées rigide du type « Je suis inférieur aux autres, alors pour m'en sortir je dois être parfait ». 


Le trop, ennemi du bien

L’émotion ressentie par les personnes au perfectionnisme excessif, ou aux idéaux exigeants est la pression. C’est un rouleau compresseur aussi impitoyable qu’invisible pour le sujet lui-même. Vers la perfection _ utopique et inatteignable _ le sujet cherche constamment à dépasser ses limites, à faire toujours mieux. La peur de l’échec est constante, sourde ou criante. Ces personnes vivent la pression du résultat et de la performance, mais aussi la pression temporelle. Faire vite pour faire plus. Il y a tellement de choses à faire, et si peu de temps pour les faire… et les faire bien. Un chemin vers la frustration permanente, l’épuisement, le burn-out.

 

“Musturbation”

On doit à Albert Ellis, célèbre psychothérapeute, ce jeu de mots sur les impératifs irréalistes – qu’il appelle des « musts » – engendrant des dramatisations, des condamnations de soi (ou d’autrui) et du défaitisme. « La musturbation[8] est une forme de comportement infiniment plus pernicieuse que la masturbation ». Et pourtant les candidats à l’embauche l’utilisent encore à outrance pour évoquer leur plus gros défaut. Dans un contexte de recrutement cette qualité déguisée en défaut, propose  dans sa version positive  une grande capacité de travail, des performances élevées et le sens du travail bien fait. Cependant, ce perfectionnisme prétendument attractif est comme nous l’avons vu un puissant générateur d’anxiété et de diminution de la productivité.

 

S’assouplir

Le premier objectif est d’aider le perfectionniste à identifier les besoins irrépressibles à être perfectionniste. Mais aussi l’aider à observer les dommages collatéraux de sa compulsion. Il doit aussi concevoir que ce n’est pas la perfection qui génère l’amour, le respect ou l’attachement, mais bien la complexité de sa personnalité, y compris ses imperfections. Puis apprendre à trier, discriminer les situations à haut niveau d’exigences, de celles qui ne méritent pas tout ce développement de ressources et d’énergie. Sortir de « parfait pour tout et tout le temps », utiliser des échelles de valeur pour doser, baisser le niveau d’exigences, apprendre à mettre le curseur quelque part… entre l’échec et l’excellence. 

Je donne des tâches à réaliser en dehors des séances pour faire l’expérience du bien, du satisfaisant, un cran en dessous de la perfection. Une qualité ou un résultat à 9/10, plutôt que 10/10. Et constater que 9/10 ou 8/10 c’est bien, cela suffit, il n’y a pas de conséquence funeste, et que l’on reste une personne de valeur et digne d’amour. Faire la cuisine en omettant un ingrédient dans une recette, porter un vêtement non-repassé le week-end à la maison, pour plus tard, laisser un tiers se charger d’une tâche _ménagère ou administrative par exemple _ sans intervenir, pour développer la tolérance à l’imperfection. 

Progressivement, Michael apprendra à lâcher-prise, à apprivoiser l’inconfort de l’imperfection pour gagner en subtilité et en recul, et pouvoir vivre pleinement sa vie. 

 

Marie-Christine Abatte

— Psychologue et thérapeute ---
 

[1] Le prénom ainsi que certains éléments ont évidemment été modifiés.

[2] Être perfectionniste : du normal au pathologique (2017) https://www.afis.org/Etre-perfectionniste-du-normal-au-pathologique

[3] Van Rillaer Jacques, Professeur émérite à l’Université de Louvain et aux Facultés universitaires St-Louis (Bruxelles)

[4] Horney Karen, New ways in psychoanalysis (1939)

[5] Horney Karen, Neurosis and human growth. The struggle toward self-realization (1950)

[6] Don Hamachek a distingué perfectionnisme « normal » et le perfectionnisme « névrotique »

[7] Clark S., Coker S. “Perfectionism, self-criticism and maternel criticism : A study of mothers and their children”. Personality and Individual Differences, 2009, 47:321-325.

[8] Ellis A., “Fun as psychotherapy”, in Ellis A. & Grieger R. (eds) Handbook of Rational-Emotive Therapy, Springer1977.

Signature de M-Christine Abatte