Le pli du psy

SENIORS ET TRAVAIL : ENTRE CLICHES, RISQUES ET OPPORTUNITES

Alain Delambre, est le héros de la série « Dérapages », produite par la chaîne Arte, dans laquelle Eric Cantonna interprète le rôle d’un sénior de 57 ans, ancien DRH et licencié il y a six ans pour son âge trop avancé. 

Dans le synopsis de la série, Delambre enchaîne les petits boulots qui le malmènent, avec la peur de la précarité, et un profond sentiment d’injustice. 

Dès les premières minutes, le personnage propose sa définition : « Un sénior sur le marché du travail, c’est le dernier type qu’on embauche quand il y a du boulot, et le premier qu’on vire quand il y a une charrette… ». (Delambre)

Un autre film avait déjà dénoncé en 2015 la difficulté des séniors en matière d’emploi, « La loi du marché », dans lequel Vincent Lindon _ primé pour son interprétation _ incarne Thierry Taugourdeau, 51 ans, vigile dans un supermarché après 20 mois de chômage, un emploi qui le met en insidieuse souffrance morale et éthique. 

Alors, comment dépasser et lutter contre les images péjoratives qui collent à la peau des séniors en France ? 

L’âge en 2020, comment en parler ? S’afficher sénior ou le dissimuler ? 

Quels risques pour la santé mentale face aux stress en milieu professionnel pour les séniors ?

 

Entre clichés et fake-news

Une représentation en psychologie, est une image mentale mémorisée que l’on se fait à propos d'une situation, d'un objet, d'une personne, d'un concept, etc… On parle de « représentation mentale ». Les représentations mentales _ déformées ou erronées _ les stéréotypes péjoratifs concernant les « séniors » (comme pour les « juniors » d’ailleurs ) ne manquent pas : En effet, l’image qui leur colle à la peau est encore, en France, assez figée et péjorative. 

Parmi les clichés ou étiquettes difficiles à décoller, voici un rapide petit florilège : « Les séniors s’adapteraient mal au virage numérique ou aux nouvelles technologies », « ils résisteraient aux changements », « ils auraient fréquemment des problèmes de santé » et « colleraient mal à l’image dynamique de l’entreprise » ; « ils seraient difficiles à manager, notamment par plus jeunes qu’eux », « ils auraient des prétentions salariales trop élevées »,  « ils auraient du mal à se remettre en question », et vivraient dans le passé du «  c’était mieux avant »…

 

Un « sénior » qu’est-ce que c’est ?

Pour les politiques de l’emploi, et en l’absence de critère précis ou de définition officielle, le terme de « sénior » désignerait « un actif de + de 45 ans ». Et oui… Les difficultés d’employabilité de cette catégorie de professionnels ont conduit les pouvoirs publics à mettre en place depuis plusieurs années des mesures spécifiques visant à favoriser leur retour et leur maintien dans l'emploi[1]. En effet, le taux de chômage des 60 ans et plus a triplé en une décennie, ils sont aujourd'hui quinze fois plus nombreux[2] à rechercher un emploi. Le taux d’emploi des 60-64 ans, lui, demeurait faible soit 29,2 % en 2017 selon les statistiques INSEE[3]. Selon le rapport Solidarités nouvelles face au chômage de 2019, c’est 42% des Français de 60 ans qui sont en emploi[4]

Alors, « l’âge », de quoi parle-t-on ? Dans les âges de la vie[5], il est possible de distinguer :

  • L’âge chronologique, à savoir le nombre d’années écoulées depuis la naissance de l’individu,
  • L’âge biologique, qui tient compte de l’état général, consécutif à l’état de santé et au vieillissement de l’organisme,
  • L’âge psychologique, lié aux représentations de l’individu sur lui-même, de l’évolution de sa personnalité, des changements dans ses désirs et ses motivations, du fonctionnement cognitif (processus sensoriels, mémoire, perceptions, apprentissages…)
  • L’âge social, lié au regard d’autrui, impliquant les relations et rôles de l’individu dans sa famille, dans la société,
  • L’âge subjectif, l’âge que cet individu se donne en se comparant à d’autres personnes,
  • L’âge fonctionnel, lié aux capacités à fournir un travail physique, intellectuel ou social.

Aux Etats-Unis, il n’existe aucune loi ni aucun âge limite pour travailler. Là-bas, c’est 20% des personnes en âge de prendre leur retraite qui continuent à travailler, et l’on dénombre près de 300 000 de ces travailleurs âgés qui ont plus de 85 ans ; le plus souvent par nécessité économique.

La question à se poser serait donc de savoir quel âge avons-nous et pour qui… ?

 

Stress au travail, Burn-out… les séniors aussi

Le Burn-out est la pathologie liée au travail la plus connue. Elle découle d’un stress chronique et d’un épuisement professionnel, résultant d’une charge de travail trop lourde ou inadaptée, et d’un faible soutien social. Selon l'INRS, le stress au travail touche plus d'un salarié européen sur cinq, tous secteurs d'activité confondus. Les risques sont identifiés, notamment à court terme, comme les maladies cardio-vasculaires, le dérèglement du sommeil et des rythmes biologiques, et la dépression.

Ce qui est nouveau, c’est qu’une étude finlandaise révèle les conséquences à très long terme des stress élevés en milieu professionnel. Les résultats viennent d’être publiées dans la revue Age and Aging, ils concluent que le stress professionnel pourrait laisser des marques à vie[6]. « A notre connaissance, aucune autre étude prospective ne s'était penchée sur les effets à long terme des tensions physiques et psychologiques sur le volume total d’hospitalisations sur un échantillon représentatif de sujets âgés ». Ce qui est mis en évidence dans cette étude, ce sont les taux d'hospitalisation plus importants (tout particulièrement après 65 ans) chez les personnes ayant été victimes d'un stress important dans leur vie professionnelle. Il s’agissait ici d’une évaluation du rapport entre les résultats exigés par la hiérarchie, et l’autonomie dont disposait l'employé quant au contrôle sur son propre travail.

Les résultats de cette étude sont d'un grand intérêt en termes de santé publique : A la fois parce que les exigences du monde du travail augmentent et que la main-d’œuvre vieillit. C’est tout particulièrement vrai dans le monde occidental où l’âge de la retraite recule progressivement.

 

« Le placard sous l’escalier[7] »

Dans certaines grandes entreprises, les services des Ressources Humaines qualifient les salariés séniors de « collaborateurs en 2e partie de carrière ». Une plus ou moins élégante façon de désigner ceux qui se dirigent vers… la sortie. Nombreux sont les séniors en entreprise, notamment chez les cadres à lutter ou à vivre une mise à l’écart, radicale ou discrète. Un article de 2019 sur le site Les Echos Executive[8] « Seniors : sortez-les du placard ! », raconte de malheureuses expériences de cadres ou middle-cadres dès l’atteinte de la cinquantaine. Dans une sorte de glissement, ils constatent que certains dossiers leur sont retirés pour être confiés à d’autres, qu’ils ne sont plus conviés à certaines réunions, qu’ils sont moins formés, voire moins informés. 

Plus radical, certains se retrouvent transférés dans un nouvel espace de travail, au confort et prestige moindre dans le meilleur des cas, coupés de leurs collègues habituels ou de leur équipe, seul et sans activité significative dans le pire. Il s’en suit une sensation d’isolement, de mise sur la touche, d’abandon et de rejet. Et en l’absence d’activité majeure et de sens, c’est le bore-out[9] qui menace : Démotivation, état anxieux, morosité, sentiment d’inutilité et dévalorisation de soi… avec sur le long terme une détresse psychologique conséquente.

 

Panne de sens 

Moins connu que le burn-out, le « brown-out » touche de plus en plus de salariés. La traduction de brown-out serait une « panne de courant » en quelque sorte.  Ce syndrome guette notamment les séniors (mais pas qu’eux) en entreprise, privés de missions stimulantes, et qui se retrouvent à devoir réaliser des tâches absurdes, ou sans intérêt. L’investissement se dégrade, l’envie pour l’activité disparait. Le salarié-sénior se demande si son travail a encore un sens. Son état psychique s'affaiblit et son investissement quotidien se dégrade. Plainte, évitement, lassitude et fatigue chronique… La panne de courant touche aussi les collaborateurs « matures » contraints de réaliser des activités dénuées de sens ou contraires à leurs valeurs ou leurs convictions. Des « bullshit jobs », comme les a qualifiés l’anthropologue américain David Greaber, premier à dénoncer ce mal qui touche surtout les cadres. André Spicer, un professeur britannique en comportement organisationnel et Mats Alvesson, un professeur suédois en gestion des entreprises, ont mis en perspective ce nouveau mal psychologique[10], en 2016, dans leur ouvrage intitulé “The stupidity Paradox”. Une vraie crise existentielle qui peut aussi avoir des impacts sur la vie personnelle.

Et la solution se trouve souvent vers la nécessité de quitter l’entreprise pour se reconstruire et se réinventer, même après 60 ans.

 

On the road again

Pour bien vivre ses vingt années de vie professionnelle qui restent avant l’âge de la retraite, que faut-il faire alors ? « Tenir-prise » ? « Lâcher-prise » ? Accepter l’impermanence et anticiper, avant une éventuelle ou potentielle indésirabilité vécue au travail ?

De nombreuses solutions existent, mais ce sont des questions dont viendront le salut et l’issue : Qu’est-ce que l’on veut vivre aujourd’hui et demain dans sa vie professionnelle et personnelle ? Qu’est-ce qu’on ne veut plus ? Quels aménagements sont nécessaires par rapport à sa situation personnelle ? A-t-on encore des rêves ? Des envies ? Qu’est-ce que l’on est prêt à accepter ? Et ce que l’on refuse ? 

De plus en plus les post-50 ans sont motivés par une réalisation de soi qui passe par la liberté et l’autonomie. Avec la maturité et les questions de sens, de nombreux « séniors » se lancent dans une activité indépendante.

Selon l’INSEE, près de 16 % des créateurs d’entreprises aujourd’hui ont au moins 50 ans. Si l’absence d’emploi peut expliquer ce choix, ce n’est pas le premier. Le besoin d’indépendance serait en effet le premier levier de ce que l’on appelle aujourd’hui l’essor du « senior-entrepreneuriat ». La micro-entreprise et ses modalités séduit d'ailleurs chaque année plus de séniors. 

En effet, c’est en termes d’opportunités qu’il faut regarder le chemin qu’il reste à faire, jusqu’à l’âge de la retraite, mais aussi bien après ! L’activité indépendante est plus aisée pour les séniors, notamment par l’expérience acquise, le réseau professionnel, et plus globalement tous les atouts propres aux actifs d’un certain âge !

 

Raisonner en termes d’opportunités change l’approche de l’âge « senior ». En cabinet nous nous centrons sur ce nouveau chemin, intérieur et extérieur, avec sur le trajet, un zoom sur ce qui nous intéresse vraiment aujourd’hui, la place de l’activité dans notre vie, ce que l’on a envie d’apporter et de s’apporter, ce qui nous rend fier et en joie…

Et surtout, surtout, ce pour quoi on a envie de se lever le matin.

 

---- Marie-Christine Abatte ----

Psychologue & thérapeute


 

[1] Au début de l'année 2019, seul un senior sur deux avait un travail. […] Sur un total de 3,36 millions de demandeurs d'emploi inscrits au troisième trimestre en catégorie A en France, 900 000 ont de plus de 50 ans.  https://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/reforme-des-retraites-ces-chiffres-qui-illustrent-la-precarite-des-seniors_2111461.html

[2] Selon 20 Minutes, soit 330 000 contre 20 000 en 2008.

[3] Source : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3582878

[4] Source : Magazine Notre temps

[5] https://www.presanse.fr/wp-content/uploads/2019/02/GUIDE_MIEUX_VIEILLIR_AU_TRAVAIL_N%C2%AF1.pdf

[6] En pratique les chercheurs de l'Université de Jyväskylä ont basé leur travail sur des données recueillies auprès de 5625 employés du secteur public finlandais. Agées de 44 à 58 ans au début de l’étude, ces personnes ont pu être suivies durant vingt-huit ans. Les chercheurs ont relevé le nombre de jours d'hospitalisation dans les différents registres des hôpitaux du pays. Les participants avaient auparavant rempli un questionnaire permettant d'évaluer quel pouvait être leur niveau d’exposition au stress physique (transpiration, essoufflement, fatigue musculaire, troubles musculo-squelettiques, etc.) et psychologique.

[7] Adresse du héros « Harry Potter » pendant les 11 premières années de sa vie  "Cupboard under the stairs 4, Privet Drive Little Whinging Surrey "

[8]De valérie Landrieu du 07/10/2019 https://business.lesechos.fr/directions-ressources-humaines/ressources-humaines/gestion-de-carriere/0601963726941-seniors-sortez-les-du-placard-332220.php

[9] Le bore-out concerne une sous-charge de travail. Il s’agit d’un épuisement professionnel par l’ennui. En effet, c’est le manque de travail et l’ennui qui conduit les salariés à un bore-out. N’ayant plus de défi à relever, ni d’objectif à atteindre, le salarié se désintéresse pour son emploi, c’est pourquoi il se frustre et se renferme. https://www.droit-travail-france.fr/burn-out--bore-out--brown-out--savez-vous-les-differencier--_ad1584.html

[10] https://www.sante-sur-le-net.com/brown-out/

Signature de M-Christine Abatte